CAF Cergy : Femmes précaires en lutte contre le harcèlement d’Etat.
En fin mars 2009 et pour la première fois depuis quinze jours, la CAF centrale de Cergy était ouverte : dans la salle bondée, dans la queue à l’extérieur, comme à l’habitude, une majorité de femmes, seules ou avec leurs enfants, âgées ou jeunes et enceintes.
Pour toutes, le même traitement : l’attente dehors dans le froid, devant une CAF archi pleine, et deux agents de sécurité laissant entrer au compte goutte. Il aura fallu une intervention collective pour obtenir même cela: que celles qui étaient enceintes puissent éviter la station debout à l’extérieur et au moins patienter à l’intérieur.
Soixante dix numéros d’écart entre le sien et celui de la personne appelée. Toute sortie étant définitive, il fallait donc rester des heures à l’intérieur, se féliciter que les toilettes soient ouvertes, même sans papier hygiénique, même avec la serrure cassée.
Histoire d’avoir le temps de comprendre que nous ne sommes rien. Que les allocations qu’on attend, qu’on nous a refusées ou suspendues, qu’on ose demander, sont de toute façon la marque d’un statut inférieur et suspect.
Alors, l’accompagnement collectif, c’est d’abord un moyen de briser l’angoisse et la honte que ce traitement préliminaire suffit à susciter chez les femmes précaires.
Honte de quoi ? Pour Myriam, que nous avons accompagnée, c’est celle de ce contrôle interminable qui a abouti à la suspension de ses allocations.
Le contrôleur est allé partout : chez ses parents où elle est hébergée, mais aussi chez ses voisins, à l’école de ses enfants, à la mairie où ils sont nés. Devant chez elle, il a relevé sa plaque d’immatriculation, il a appelé l’employeur du père de ses enfants.
Après un contrôle, avec ou sans suspension d’allocations, il faut de toute façon affronter le regard des proches, des voisins, des administrations où l’on se rend tous les jours, en sachant qu’un homme est venu les interroger sur votre vie amoureuse.
Et puis se remettre de cette intimité qu’on a dû dévoiler à un inconnu, de ces relevés de compte qu’il a épluchés, centime par centime, de cette vie de couple qu’il a fallu justifier puisqu’il y a des années, on a effectivement eu quelques mois de réconciliation avant une nouvelle rupture et qu’un autre gamin est né.
Myriam est une "fraudeuse officielle" maintenant : c’est écrit en gros sur l’ordinateur ; elle n’a plus rien pour vivre, mais aller contester seule, cela signifiait affronter le guichet ouvert, la possibilité que les autres allocataires entendent toute votre vie exposée à voix haute.
Comme nous étions nombreux, Myriam a été reçue dans un bureau fermé, par le responsable de l’accueil, qui est un homme. Pas un mauvais bougre au demeurant, mais quand même un homme de plus qui épluche ce qu’il appelle un dossier, et ce qui est de fait une vie privée.
Le contrôleur CAF est un homme assermenté : le serment prêté lui donne un droit : celui de juger la vie des femmes, et de décider quelle est la nature de leur rapport avec d’autres hommes.
A partir de quoi ? En l’occurrence, le père des enfants de Myriam n’est pas un salaud. Il voit ses gosses régulièrement, et Myriam les a laissés à l’école de son ancien domicile, parce qu’ils s’y plaisent, parce que leur vie est déjà assez dure comme ça. Myriam a besoin d’une voiture, mais elle est jeune conductrice et ne pourrait pas payer une assurance à son nom, alors son ex l’a mise au sien; ça fait moins cher pour elle. Il y a d’autres indices pour le contrôleur, Myriam fait ses courses au Carrefour à côté de l’école des gosses, par exemple.
Dans l’absolu, effectivement, tous ces petits « indices » existeraient si Myriam vivait clandestinement avec son ex. Mais évidemment, ce n’est en rien une preuve, d’autant que Myriam avait aussi tout un tas de bouts de papiers prouvant autre chose : les factures d’essence et le kilométrage de sa voiture qui indiquent bien qu’elle emmène ses gosses à l’école loin de chez elle, et puis tous les gens qui la voient chaque jour à son domicile, un tas de paperasses qui arrivent à ce domicile, aussi.
Mais Myriam est une allocataire, donc une fraudeuse potentielle. Le contrôleur, lui est assermenté donc représentant de l’Etat , seul apte à qualifier nos vies comme bon lui semble.
Myriam, malgré ses demandes, n’a pas eu accès au rapport de contrôle. Comment contester des arguments qu’on ignore ? De toute façon, les allocations ont été immédiatement coupées, et le dossier est déjà au contentieux. Parce qu’un seul homme en a jugé ainsi, Myriam devait rembourser quatorze mille euros.
Impossible de le dire, car briser le silence sur ces questions n’a rien d’évident. Sarah, elle, a osé le faire, et venir parler au collectif.
Sarah n’en est pas à sa première audace dans la vie : elle a osé affronter un mec violent, et lui réclamer une pension alimentaire pour les gosses. Le monsieur l’a menacée avec une arme à la sortie du tribunal, et malgré une condamnation à payer en 2006, il n’a pas versé un sou depuis.
Recommencer une procédure, c’était s’exposer à de nouvelles violences, vivre à nouveau avec le danger.
Mais la CAF est intraitable : si Sarah n’entamait pas les démarches, elle perdrait dès avril son allocation de soutien familial, 150 euros mensuels.
Risquer le tabassage pour 150 euros, ou laisser tomber ? Avec 650 euros de loyer, un appartement chauffé à l’électricité et mal isolé, l’alternative, c’est la plongée dans la misère, ou vivre la peur au ventre.
Le responsable de l’accueil ne semblait pas foncièrement inhumain : dans d’autres circonstances, il aurait probablement trouvé tout ça effroyable. Mais voilà, il doit gérer 800 allocataires par jour. La fonction de « responsable d’accueil », dans les CAF sinistrées, c’est appeler des numéros, affronter chaque jour des centaines de vies brisées, la colère ou l’effondrement des allocataires.
Alors, pour tenir, il faut voir des « dossiers » et pas des gens, appliquer des règles, comme si le monde s’arrêtait aux portes de la CAF, comme si ces règles n’avaient pas pour conséquences la destruction de vies innombrables.
Crier dans la salle, se regrouper , distribuer des tracts , mais surtout oser se rencontrer, et nous raconter ces histoires qui ne sont honteuses que parce qu’on nous oblige à les taire.
C’est ce pas-là qui est le plus dur à franchir. Dans une entreprise, on sait que l’ouvrier d’à côté a le même problème que soi, qu’on va se comprendre face au patron. Dans une CAF, tout est fait pour que chacun se croie seul avec sa honte.
Bien sûr, la menace de la police ne s'est pas fait attendre, quand nous avons affirmé notre volonté de rester là, ensemble, de continuer à diffuser des tracts, jusqu’à ce que la possibilité d’avoir en face de nous les vrais responsables nous soit assurée. On nous a menacé aussi de fermer la CAF.
Pourtant, malgré le petit nombre d’allocataires qui ont choisi la révolte collective, comparé aux centaines de personnes qui attendent ou défilent en silence devant les guichets, pas de police, ni de fermeture.
La honte et la peur peuvent changer de camp très vite : fermer la CAF, ou l’évacuer, c’est contraindre, non pas le collectif, mais l’ensemble des allocataires à sortir. Quelles auraient été les réactions après quinze jours de fermeture, alors que nombreux sont ceux qui n’ont rien touché depuis le mois de janvier à cause des retards de dossiers ?
Finalement, après des heures passées à nous dire que la direction ne recevra personne, un rendez-vous a été fixé pour lundi, avec une responsable de la direction départementale, et le responsable du Pôle Contrôle.
Evidemment, on nous a affirmé que cela ne servirait en rien, que les contrôles n'étaient jamais revus, que nous avons toujours tort.
A force de nous voir comme des ventres gargouillants et fraudeurs, la direction de la CAF oublie qu’elle ne se contente pas d’affamer les corps, mais qu’elle humilie aussi des esprits. Que nous ne perdons pas seulement nos droits, mais aussi notre intégrité, que les sanctions ne vident pas seulement les frigos, mais réduisent aussi en miettes l’estime de soi.
Contraindre ceux qui ne voient que des numéros d’allocataires dans leurs bureaux loin de l’accueil à affronter des gens en chair et en os, nous permet tout simplement de prendre conscience de notre force après avoir passé des mois à les laisser exploiter nos fragilités.
Le quotidien des femmes précaires, c’est déjà les interrogatoires, les visites à domicile, le droit de regard sur nos vies amoureuses et sexuelles, le statut de coupables permanentes. Alors, nous ne croyons pas aux miracles.
Dans un pays qui n’a jamais été foutu d’accorder les mêmes salaires aux hommes et aux femmes, un pays où l’on doit encore mettre une jupe pour faire certains boulots et enlever son foulard pour en faire d’autres, nous savons bien que desserrer l’étau du contrôle et de la répression ne se fera pas en un jour pour celles d’entre nous que leur précarité expose doublement aux chantages étatiques les plus sordides.
Mais ce jour-ci, une occupation, un petit regroupement spontané nous ont déjà permis de franchir la frontière du triste hall de CAF où nos vies se décident et se discutent d’habitude, et que l’écho de notre colère parvienne jusqu’à ceux qui nous jugent en toute tranquilité dans les étages supérieurs.
Avec la mise en place du RSA, la pression va s’accentuer dès le mois de juin :
contrôles renforcés avec l’application automatique du décret train de vie et création d’un fichier national iRSA ultra intrusif
obligation d’insertion professionnelle pour toutes les mères isolées (et les pères) même sans accès au logement stable ou à un mode de garde d’enfants.
Déjà contrôlée ou pas
Déjà suspendue ou pas
Déjà privée d’allocation de soutien familial ou pas.
La chasse aux sorcières a déjà assez duré, regroupons-nous !